Dilemmes éthiques relativement aux maladies rares
Les scientifiques continuent à réaliser des avancées en recherche menant à la création de thérapies spécialisées et très efficaces pour de nombreux troubles et maladies et rapprochant ainsi la population d’une meilleure qualité de vie. Il y a quatorze ans, Gail Attara, notre présidente et directrice générale, écrivait sur l’avènement de médicaments biologiques pour le traitement de la maladie de Crohn et de la colite ulcéreuse, et annonçait le développement de nombreux produits biologiques visant d’autres affections pour lesquelles il n’existe aucun traitement adéquat.1 Aujourd’hui, des dizaines de milliers de personnes ont accès à des traitements qui changent la vie et ce nombre ne fera qu’augmenter à mesure que d’autres thérapies innovantes feront leur entrée sur le marché canadien. Toutefois, certains changements prévus à la réglementation sur le prix des médicaments pourraient avoir de graves répercussions sur les médicaments qui pourront entrer au Canada, ce dont nous parlerons ci-dessous.
Au fur et à mesure que les médicaments s’améliorent et comblent des lacunes en matière de soins, il est essentiel de se rappeler que les possibilités sont coûteuses. Les préoccupations relatives aux dépenses de santé dominent les conversations entre les décideurs et les payeurs publics (c.-à-d. les régimes publics d’assurance-médicaments). Elles portent notamment sur la meilleure façon de payer pour des thérapies innovantes et de les offrir aux personnes qui en ont le plus besoin tout en équilibrant un budget public. Les décisions concernant les médicaments qui pourront bénéficier d’une couverture touchent toutes les personnes qui vivent avec une maladie, en particulier celles qui souffrent d’une maladie rare. Ces patients sont souvent aux prises avec des décisions complexes concernant leur pronostic, le manque d’options de traitement et les coûts exorbitants des médicaments.
Qu’est-ce qu’une maladie rare?
Il existe plus de 7 000 maladies rares connues et, pourtant, il n’existe qu’environ 250 traitements pour en combattre seulement quelques-unes.2 La définition d’une maladie ou d’un trouble rare diffère d’une région du monde à une autre. En 2006, Santé Canada a élaboré une définition préliminaire,3 selon laquelle une maladie ou un trouble rare est une affection qui touche moins de 5 personnes sur 10 000, soit 0,05 % de la population. Le Canada perd du terrain par rapport à d’autres pays concernant l’élaboration d’un cadre qui reconnaît les défis uniques qui existent dans le cadre de la réglementation et de la couverture des médicaments pour les maladies rares, lesquels sont également appelés des médicaments orphelins.
Il existe des maladies gastro-intestinales (GI) et hépatiques rares, ainsi que d’autres affections rares qui présentent des symptômes GI, tels que de la diarrhée, des ballonnements, des nausées et des vomissements. En l’absence de méthodes de dépistage pour bon nombre de maladies rares, un diagnostic erroné peut se produire, entraînant des retards dans un traitement approprié et une aggravation de la maladie. Par exemple, le déficit congénital en sucrase-isomaltase (DCSI) est une maladie génétique rare qui se manifeste lorsque l’organisme est incapable de produire l’enzyme sucrase-isomaltase nécessaire au métabolisme adéquat des sucres contenus dans les fruits (sucrose) et dans les grains (maltose). Étant incapables d’absorber ces sucres, les personnes touchées éprouvent des douleurs abdominales, des ballonnements, des flatulences excessives et de la diarrhée. Ces symptômes ressemblent à ceux découlant d’autres affections GI, ce qui rend le diagnostic difficile. Les recherches suggèrent que si le DCSI n’est présent que chez 0,02 % de la population nord-américaine de descendance européenne, il est toutefois répandu chez les populations autochtones de l’Amérique du Nord et du Groenland, dont 5 % en sont atteintes.4
Éthique et coûts des soins de santé
La gestion des coûts des soins de santé est importante, mais les considérations éthiques le sont également. Des chercheurs de la République tchèque, de la Malaisie et du Japon affirment que la perspective éthique fait défaut pour les maladies et les troubles rares.5 Ils ont effectué une analyse documentaire afin de déterminer quelles questions éthiques se posent lorsqu’on envisage une politique de soins de santé à l’égard des maladies rares et des médicaments orphelins. Ils ont également examiné les principes éthiques que les décideurs devraient utiliser pour répondre à ces questions.
Ils ont réduit leur évaluation à 21 articles d’un total initial de 4 139. À partir de ceux-ci, ils ont identifié cinq questions éthiques portant sur :
- la meilleure approche pour assurer le financement de la recherche et le remboursement des médicaments orphelins, en particulier lorsque les ressources financières sont limitées;
- les implications des inégalités dans les soins par suite de l’accès compassionnel et de l’approbation accélérée des médicaments pour les maladies rares;
- les différentes définitions des maladies rares;
- la réalisation de collaborations internationales entre groupes et pays;
- la détermination d’une autorité appropriée pour l’approbation de la recherche et des essais cliniques et la question de savoir si un comité d’éthique serait le mieux placé pour superviser le tout.
Aucun des articles n’a adopté une position définitive sur la manière de résoudre ces questions. Les auteurs suggèrent qu’un effort mondial est requis pour répondre à toutes ces préoccupations. Ils affirment que le principal obstacle à la mise en œuvre de cette approche réside dans le manque d’intérêt du monde entier à participer à des collaborations internationales. L’absence d’un consensus mondial sur les valeurs éthiques, les tensions politiques, sociétales et culturelles et le manque de convergence entre les intérêts et les priorités des nations alimentent ce désintérêt. De plus, les ressources et les capacités varient d’un pays à l’autre et il y a d’importantes questions à régler pour répartir les responsabilités entre les pays développés et les pays en développement. Les nations doivent également établir des priorités par rapport à une myriade de défis auxquels leurs citoyens sont confrontés, notamment le fait que certaines maladies rares sont propres à des populations précises qui ne se trouvent que dans certaines zones géographiques ou encore à certaines populations génétiques. Il est à noter que la liste des questions éthiques et des théories n’est pas exhaustive et que les auteurs ont uniquement étudié des articles provenant de revues de langue anglaise.
Efforts et défis mondiaux
Bien que les auteurs de l’étude susmentionnée énumèrent des préoccupations raisonnables quant aux raisons pour lesquelles la collaboration internationale n’est pas une approche réalisable, des exemples concrets remettent en question cette affirmation. Les universitaires, les chercheurs, les scientifiques, les organismes de réglementation, les fabricants de produits pharmaceutiques et les groupes de patients poursuivent en permanence des collaborations transfrontalières par le biais de conférences internationales, de groupes de discussion et d’autres initiatives. En fait, les organisations de patients sont à la tête d’un certain nombre de ces efforts.6
Des obstacles et des risques se présentent tout au long du processus de recherche et de fabrication des médicaments orphelins. Les essais cliniques ne peuvent attirer qu’un petit nombre de participants, variant de deux par étude à des centaines de participants à la fois, mais beaucoup d’entre eux résident souvent à de grandes distances géographiques les uns des autres et d’un centre de recherche. Dans certains cas, les médicaments sont conçus sur mesure en fonction du génome d’une personne. En revanche, les essais cliniques de médicaments destinés à traiter des affections courantes peuvent dépasser des dizaines de milliers de participants. Les données issues d’essais cliniques pour les maladies rares sont généralement peu nombreuses. Ceci, ainsi que d’autres limites de la recherche, peut conduire à une plus grande probabilité de recevoir une recommandation négative de la part des décideurs lorsqu’ils envisagent l’approbation de la couverture publique pour un médicament orphelin.
D’autres incertitudes subsistent par rapport à l’approbation réglementaire et à la surveillance de l’efficacité des médicaments parmi les populations utilisant la thérapie. Il arrive qu’un médicament ne réponde pas à la définition de médicament orphelin d’un pays donné, ce qui fait obstacle à son approbation réglementaire2, de sorte que le marché mondial du médicament se rétrécit.
Enfin, les gouvernements ont tendance à attribuer la majorité des budgets consacrés aux médicaments au traitement de maladies qui touchent de plus importantes populations, mettant ainsi en pratique la théorie de l’utilitarisme où l’action moralement bonne est celle qui produit le meilleur résultat pour le plus grand nombre de personnes5. Cette pratique peut avoir un effet dévastateur, voire mortel, chez les personnes atteintes d’une maladie ou d’un trouble rare.
Autres solutions
Bien que la littérature n’arrive pas à cerner unanimement la meilleure façon d’aborder les dilemmes éthiques dans le domaine des maladies rares et des médicaments orphelins, nous pouvons obtenir des informations auprès de dirigeants d’organisations de patients et de défenseurs.
La triste vérité, c’est que l’absence de traitements pour les maladies et les troubles rares a incité les personnes atteintes de maladies rares et leurs aidants familiaux à chercher activement des moyens de développer un remède ou une thérapie. Certains se sont attaqués au développement de médicaments pour les maladies rares en amassant des fonds par le biais de collectes de fonds, en créant une fondation, en lançant une campagne de financement communautaire (p. ex., GoFundMe), en demandant des parrainages, des subventions, des partenariats, et bien plus encore. Outre les connaissances acquises de l’expérience vécue, les patients se concentrent sur la recherche de leur maladie au point que les universitaires, les scientifiques et les autres parties prenantes les reconnaissent comme des experts. Certaines organisations de patients ont également créé de petites entreprises pharmaceutiques pour gérer la propriété intellectuelle des médicaments au développement desquels elles ont contribué.2
L’approche adoptée par les groupes de patients peut être un modèle rentable pour financer le développement de médicaments orphelins, mais elle impose des fardeaux importants sur les personnes vivant avec une maladie rare, car elle nécessite un travail considérable 24 heures sur 24 et des activités de collecte de fonds difficiles. Il reste énormément de travail à faire pour reconnaître et rémunérer de manière appropriée les organisations de patients et les défenseurs individuels pour le temps et l’expertise qu’ils fournissent sans gagner un sou.
Canada
Santé Canada n’offre qu’une approche préliminaire pour établir les traitements qui pourraient qualifiés de médicaments orphelins pour le traitement de maladies ou de troubles rares.3 Cependant, le gouvernement fédéral s’est engagé à investir un milliard de dollars dans une stratégie sur les maladies rares pour le Canada, laquelle est élaborée dans son plan budgétaire de 2019; la distribution de ces fonds est prévue pour 2022 et 2023, avec jusqu’à 500 millions de dollars alloués chaque année par la suite.7 Alors que le Canada continue d’établir les bases d’un cadre pour les maladies rares, plusieurs autres pays ont réalisé des progrès importants il y a déjà plusieurs années. En 2012, la Safety and Innovation Act de la Food and Drugs Administration (FDA) des États-Unis a été adoptée, permettant aux entreprises pharmaceutiques de bénéficier d’un examen plus rapide des médicaments si leur produit est destiné à une maladie pédiatrique rare.2 Cependant, leurs travaux sur les maladies rares remontent à 1983, avec la US Orphan Drug Act.
La Canadian Organization for Rare Disorders (CORD), un organisme de bienfaisance enregistré qui représente des organismes de lutte contre les maladies et les troubles rares de partout au pays, mène une campagne de sensibilisation depuis bien des années afin d’établir une stratégie nationale sur les maladies rares. La Société gastro-intestinale en est membre et travaille en collaboration avec CORD pour promouvoir l’éducation, la sensibilisation et l’accès en temps opportun aux traitements contre les maladies GI et hépatiques rares.
Menaces
La disponibilité des médicaments pour les patients canadiens est sérieusement menacée, puisque les entreprises évaluent l’impact des restrictions de prix proposées par le Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés (CEPMB), lesquelles changent radicalement la façon dont les prix des nouveaux médicaments entrant au Canada seront examinés.8 Le CEPMB est une agence fédérale et n’est que l’une de nombreuses sources que nous utilisons pour fixer le prix des médicaments au Canada. Les lignes directrices proposées par le CEPMB entreront en vigueur le 1er janvier 2021, en dépit de la pandémie de COVID-19 et d’autres problèmes majeurs. Ces changements sont extrêmement complexes, et de nombreux intervenants ont exprimé leurs préoccupations relativement aux conséquences prévues et imprévues de ces changements sur l’acheminement de médicaments aux patients qui en ont besoin. Pour en savoir plus, vous pouvez consulter notre Rapport d’impact, qui présente les changements proposés par le CEPMB, et dans lequel nous examinons les lignes directrices proposées et ce que celles-ci signifient réellement pour les patients.
Conclusion
Les défenseurs individuels et la communauté des groupes de patients peuvent changer la voie traditionnelle de la découverte de médicaments et travailler en collaboration avec les décideurs pour réaliser des économies dans le budget public. Des exemples historiques montrent que nous disposons des outils nécessaires pour devenir des perturbateurs et des agents de transformation. Il existe des exemples concrets de collaborations réussies entre des personnes atteintes de maladies rares, des organisations de patients, des chercheurs universitaires, des scientifiques, des entreprises pharmaceutiques et des organismes gouvernementaux. Toutefois, la mise en œuvre de ces possibilités dépend de la volonté des autres parties prenantes à écouter, à s’engager de manière significative et à poursuivre des collaborations sincères avec les organisations de patients et les personnes vivant avec une maladie rare, ainsi que de la mesure dans laquelle ils s’engageront.